Retourner voir J.
Retour aux confins de moi-même pour dompter ma colère et ma frustration.
J est ma psy.
Elle a succédé à S que j’ai consultée à Paris entre 2006 et 2008. J’ai travaillé avec S sur le deuil de ma mère et sur mes grossesses, durant lesquelles, pour des raisons différentes, je me suis retrouvée tout aussi seule et abandonnée à chaque fois. Ces trois événements, une mort et deux naissances, ont scellé ma véritable entrée dans la vie adulte. J’ai cessé de voir S parce que j’ai déménagé à l’ouest et parce que j’avais sans doute vidé mon sac de larmes… il fallait aller de l’avant. Nouvelle région, nouvelle maison, nouveau taf, nouvelle vie. Après l’effondrement j’ai reconstruit.
Ensuite il y a eu l’adultère de David, le suicide de Fred, des boulots très prenants, l’aventure entrepreneuriale, les associés qui se débinent, la fin de l’aventure entrepreneuriale, le contrôle fiscal à porter seule, le rebondissement professionnel, une pandémie, un burn-out, deux confinements, une séparation, des déménagements à la pelle… Quelque part dans ce tumulte, on m’a diagnostiquée haut potentiel intellectuel et j’ai trouvé dans cette hypersensibilité et cette sur-adaptation permanente l’explication à mon épuisement chronique, à mon besoin de retrait hors du monde.
En août 2017 j’ai rencontré J, une psy souriante, patiente, attentive, perspicace. Elle n’est ni gentille, ni maternelle, ni bienveillante, et pourtant, je ressens souvent à son contact une sorte d’amour inconditionnel qui doit être à l’origine de sa vocation : l’amour de son prochain et l’envie authentique de l’aider. Un sentiment curieux que je n’ai pas souvent croisé et qui me fais fondre en larmes dans l’ascenseur à chaque fois que je la quitte. C’est incroyablement difficile de quitter quelqu’un qui vous veut vraiment du bien.
Souvent avant d’aller voir J. j’ai l’impression d’avoir des problèmes de riche (“j’ai un manager toxique”, bon ben ça veut dire que j’ai un travail déjà… “je me sens très vulnérable” alors que je ne subis aucune violence c’est pas un peu limite…? “je me sens seule” bon ben bienvenue au club ma grande…). Mais quand elle résume ce que j’ai traversé dans ma vie avant d’atterrir sur son fauteuil, je n’ai plus l’impression d’avoir des problèmes de riche. J’ai des problèmes tout court, comme tout le monde. “On ne peut pas comparer les souffrances”, me dit-elle souvent… ok alors ne comparons pas.
J me laisse fourrager à voix haute dans mon chaos intérieur, attrape quelques bribes entre 2 sanglots, prend des notes dans son Rhodia jaune, rebondit et me guide tant bien que mal vers mes propres issues de secours. Elle ne dit jamais ce que je dois faire, c’est à moi de trouver; je dois sortir de mon propre escape game intérieur, elle est mon game master. Elle est garante du cadre, elle tient le fil rouge, je m’y accroche comme une naufragée à sa bouée. C’est long, douloureux, sinueux, confus, honteux quand je lui confie les horreurs auxquelles je pense… elle encaisse, elle sourie, elle justifie, elle rassure. Mais non vous n’êtes pas un monstre, vous pensez ceci car il vous est arrivé cela. Il y a une raison à tout… ok alors ne nous affolons pas.
J m’a “accompagnée” 3 ans elle aussi : avec elle j’ai pu quitter une vie qui me rendait malheureuse. J’ai mis 2 ans. C’est un peu plus que les 60 minutes imparties des escape games, mais l’important est d’être dehors.
Dans l’absolu je n’ai plus besoin de consulter J. D’ailleurs j’ai fait une pause entre 2020 et aujourd’hui. Il faut savoir couper le cordon, marcher sans béquilles. Et puis, j’ai ma “panoplie d’outils psy”, initiée avec S et renforcée par J et mes lectures philosophiques et psychologiques. Et bon aussi par la résilience. Je ne sais pas si “ce qui ne te tue pas te rend plus fort” mais en tous cas ça t’apprend à encaisser toujours un peu plus.
Je sais désormais reconnaître les signes, disposer les gardes-fou, fermer les écoutilles, lever le pont-levis, hisser le pavillon noir, mettre le baudrier et arrimer le grappin à la margelle avant de descendre au fond de l’oubliette. Je sème des petits cailloux blanc pour remonter à la surface. J’ai cessé la culpabilité, les croyances limitantes, l’auto-flagellation gratuite. J’ai appris à m’encourager toute seule (personne autour pour le faire au quotidien), me rassurer, enclencher les stratégies de contournement (comme écrire, chanter, dormir). J’ai appris la méditation, le yoga, la musique, j’ai développé mon intériorité et ma spiritualité, je sais faire appel à une amie. En bref : je gère ma solitude, mes frustrations, mes peurs, mes angoisses, mes déceptions. Je gère ma merde.
Mais parfois vient l’épuisement. Ou la colère. Ou les deux, car ils aiment se balader ensemble, évidemment.
L’épuisement moral, physique, psychologique, est toujours tapi dans l’ombre. Parce que je ne suis pas adaptée à ce monde, parce qu’il faut compenser sans cesse. Parce que la relation aux autres est complexe, à la fois ressourçante et éreintante. Parce que je vais toujours au-delà de mes limites physique et psychologiques. Et parce que je manque d’amour et d’entourage sur qui me reposer. La vie est dure sans amour.
Quand je vivais en couple, l’épuisement était le symptôme de toutes mes attentes non servies, de toutes mes frustrations, de toutes ces tâches (physiques ou morales) que l’autre ne faisait pas et que je prenais à ma charge. Maintenant que je vis seule il est la conséquence de la vie solo, plus hostile que la vie de couple, et de toutes ces batailles quotidiennes à mener seule pour simplement être vue, respectée, acceptée, appréciée, ou juste pour ne pas se faire entuber. Je ne vais pas dire “ces batailles pour être aimée” puisque je n’ai pas de partenaire amoureux. Et quand bien même j’en aurais un, il faudrait m’aimer tellement pour combler ce putain de vide affectif que ce n’est humainement pas possible, je ne veux infliger ça à personne.
La colère, elle, vient quand je ressens de l’injustice, c’est à dire tous les jours. Elle est puissante, sourde, violente, fulgurante, dévastatrice, harassante. J’ai honte de ma colère (ce sentiment tabou et mal vu en société) et en même temps, je lui suis infiniment reconnaissante. Ma colère dit “tu es vivante”, elle dit “tu t’insurges encore”, ou “tu essaies encore et c’est bien”. Je ne veux pas que ma colère s’en aille. Si elle s’éteint c’est que j’aurais renoncé. Je ne veux pas renoncer. Je veux qu’on cohabite elle et moi, je veux la dompter et m’appuyer sur elle pour quelque chose de positif. Comme on brûle les champs pour mieux les fertiliser.
La semaine dernière j’ai dépassé le seuil acceptable d’épuisement et de colère à gérer seule. Alors, après quatre années de hiatus j’ai repris rendez-vous avec J. Elle m’a accueillie comme si on s’était vues hier, a repris le fil de ses notes (qu’elle avait manifestement bien relues), m’a souri franchement sur son traditionnel “alors, comment allez-vous en ce moment ?” et j’ai débuté un nouveau forage pour déverser tout mon pétrole, à la fois toxique et propulseur, sur son fauteuil club qui m’avait un peu manqué.
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